Monsieur le Président,

Monsieur le Secrétaire d’Etat,

Mes Chers collègues,

Avant d’entreprendre ce discours, je voudrais saluer le cadre dans lequel il s’inscrit.

Celui-ci a été rappelé, par Monsieur le Premier Ministre, dans sa lettre adressée à Monsieur le Président du Sénat, il y a de cela 6 jours. Il déclarait, au sujet de l’application, que :

« La réponse à l’épidémie ne saurait menacer les principes essentiels, affaiblir notre démocratie ni porter atteinte aux libertés ».

En ce sens, cette déclaration est conforme à l’esprit de l’historique loi du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés.

Celle-ci prévoyait dès son article 1er que «  l’informatique doit être au service de chaque citoyen (…) Elle ne doit porter atteinte ni à l’identité humaine, ni aux droits de l’homme, ni à la vie privée, ni aux libertés individuelles ou publiques ».

Le débat qui nous occupe concerne directement l’usage d’un outil numérique au profit de l’ordre public, sous son volet sanitaire. Il affecte directement des libertés publiques, la protection de la vie privée, des données personnelles ou du secret médical.

En cela, il interroge, chacun d’entre nous en notre qualité de parlementaire, protecteur des libertés fondamentales, contrôleur du Gouvernement, évaluateur des politiques publiques.

Que sommes-nous en mesure d’accepter ?

Ce débat est donc avant tout un débat d’éthique. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, je me tiens devant vous, démontrant qu’au sein du groupe majoritaire, nous avons notre liberté de conscience et avec elle, notre totale liberté de vote.

Nos craintes sont assises sur plusieurs arguments.

1). L’enseignement des expériences des autres pays qui y ont eu recours.

2). L’inefficacité du recours à cette technologie.

3). Les convictions profondes de plusieurs d’entre nous quant à la dangerosité de l’outil et à l’irréversibilité de son usage.

La France aborde le débat du contact tracing par application numérique à rebours de son développement dans le monde.

Il est donc important pour notre pays de prendre en compte les retours d’expérience. Dans aucun des pays dans lesquelles elles ont été déployées, ces applications n’ont produit d’effets utiles par rapport au but poursuivi, à savoir la recherche de cas contact.

Et toutes sont restées en dehors du seuil nécessaire de téléchargement utile, estimé à 60% de la population.

Prenons d’abord le cas de la République Tchèque, pionnier européen. Seul 1% de la population y a eu recours.

En Autriche, là où 6% des 8,8 millions d’habitants l’ont téléchargé. Les médecins estiment, d’une façon définitive, que l’application – je cite – « ne sert à rien ».

En Islande, où les pouvoirs publics sont parvenus à faire télécharger l’application à 40% des 370.000 insulaires, l’inefficience du dispositif a été admise.

Et jusqu’au plus convaincus, comme Monsieur Jason Bay, chef de produit de l’application TraceTogether à Singapour – l’application prise pour modèle dans le monde entier et téléchargée par près de 20% de la population – ce même Jason Bay est contraint de reconnaître :

« Si vous me demandez si un système de suivi des contacts Bluetooth déployé ou en cours de développement, partout dans le monde est prêt à remplacer le suivi manuel des contacts, je répondrai sans réserve que la réponse est non ».

D’ailleurs Singapour n’a-t-elle pas été elle aussi contrainte au confinement après d’avoir tenté d’utiliser la solution de contact tracing présentée comme miraculeuse ?

Et il y a encore quelques jours, l’Australie admettait que 6 millions de téléchargement ne lui avait permis d’identifier qu’un seul cas contact ! Un seul !

Ainsi, l’examen, même rapide, des expériences étrangères laisse perplexe.

Pourquoi ces applications sont-elles inefficaces ?

D’abord, nous l’avons dit parce que son efficacité repose sur un usage tellement massif qu’il ne peut pas être obtenu par le recours volontaire.     

Sur cette question, jusque dans les rangs de la majorité, des collègues doutent de l’application en ce qu’elle est inefficace, faute d’être obligatoire. Si ce n’est pas mon opinion personnelle, je respecte ceux qui l’expriment.

L’utilisation de l’application est encore plus hasardeuse chez les personnes âgées, principales cibles du virus mais sous équipées en smartphones ou objets connectés. Et l’activation de la technologie bluetooth, procédure supplémentaire est un nouveau barrage.

A supposer maintenant que le panel d’utilisateurs soit suffisamment large, ce qui n’a JAMAIS été le cas. La technologie Bluetooth est trop imprécise.

Elle n’a pas été conçue pour évaluer les distances et des groupes de chercheurs ont déjà démontré qu’« aucune des sources de données [données de localisation, GPS, bluetooth, code QR…] n’est suffisamment précise pour identifier un contact étroit avec une fiabilité suffisante. Aucun n’est fiable avec précision à moins de 2 mètres ».

Ces indications devraient nous alerter. Autant que le fait que l’usage de l’application créée un faux sentiment de sécurité sanitaire.

Seuls les gestes barrières, le port du masque ou les tests apparaissent véritablement utiles. Or, ce sont ces gestes qui pourraient paraître superflus aux néo utilisateurs de l’application.

Enfin, cette application est rendue obsolète par les dispositions prorogeant l’état d’urgence sanitaire que nous avons votées. Elles permettent le suivi, par des hommes et des femmes, des chaînes de contamination.

Ces personnes assurent déjà efficacement le traçage.

Je ne souhaite pas m’attarder sur l’aspect opérationnel.

Dans cette crise, devant ce fléau épidémique, nous devons nous appuyer sur la science. Mais, nous ne pouvons pas nous démettre de nos responsabilités politiques. Si elles sont éclairées par les scientifiques, nous prenons des décisions politiques, au nom du peuple que nous représentons.

Nous parlons ici des principes, de valeurs & de libertés fondamentales.

Admettons d’abord que le principe du volontariat est relatif.

Certes, l’Etat ne rend pas l’application obligatoire. Mais quid d’une entreprise dans son règlement intérieur ? pour ses salariés comme pour ses clients ? Qu’en sera-t-il aussi pour une association lors de la reprise du sport ou des activités culturelles ?

La responsabilité qui pèse sur les chefs d’entreprises comme sur les dirigeants associatifs pourra les conduire à exiger, dans des écrits ou par la contrainte sociale, l’usage de cette application.

A ce premier titre, j’estime que le consentement libre ne peut pas être garanti.

Au-delà du consentement, ce traçage numérique pose la question des discriminations.

L’employeur qui procède à un recrutement, le propriétaire suspicieux de son voisin ou de son locataire soignant ou à risque peut installer l’application et l’utiliser aux seules fins de connaître la sérologie d’une seule et unique personne.

Comment ? De façon très simple.

Il lui suffit de n’utiliser l’application que lorsqu’il a la certitude d’être à proximité de la personne. Dans le hall de l’immeuble lorsqu’il le croise, devant la porte de son appartement ou lors d’un entretien d’embauche.

Comment croire que ça n’arrivera pas ?

Pendant le confinement, des voisins ont demandé à des soignants de quitter leur domicile.

A Buxerolles, dans la Vienne, Kilian, jeune bénévole de la Croix-Rouge a reçu une lettre d’injure car des malveillants le savaient mobilisé pour héberger des démunis.

Comment ne pas avoir en tête le regain de l’homophobie en Corée du Sud après qu’un Cluster ait été identifié dans une boîte de nuit homosexuelle de Séoul.

Comment ne pas imaginer que l’on ne demandera pas à tous d’installer de gré et de force l’application « juste pour savoir ».

Ce stigmate social existe. Il est terrible. Voilà pourquoi avec certains d’entre nous, je ne suis pas rassuré quant au caractère libre du consentement.

Où est le consentement libre et éclairé quand on a peur de mourir ? et quand l’Etat nous dit – à juste titre – d’avoir peur ?

Venons-en ensuite à l’anonymat.

Certes, vous avez travaillé à ce que l’application émette des pseudonymes qui doivent évoluer tous les quarts d’heure. Mais cette notion qui relève du cryptage est piratable comme le sont toutes les solutions technologiques.

Car derrière le pseudonyme, on retrouve toujours un numéro, un individu, une carte vitale et un dossier médical.

Or, quelle société qui embauche, quel bailleur qui héberge, quelle banque ou assurance qui prête ou couvre n’a jamais souhaité connaître la situation de son co-contractant ?

C’est ici que la différence entre le tracing humain et le tracing numérique est fondamentale.

Dans les « brigades d’anges gardiens » que sont les médecins, les salariés de l’assurance maladie ou les volontaires, c’est le service public de la santé qui fait la démarche de recensement des cas après un entretien médical.

Avec l’application, c’est l’individu lui-même que l’on laisse face à sa conscience et son choix de renoncer à l’un de ses droits les plus forts, le secret médical.

C’est prendre le risque que nos propres données de santé qui valent si cher puissent se retourner contre nous.

Si cela peut apparaître à court terme comme une protection, c’est à échéance plus longue, une entrave trop grave à notre droit au secret.

J’achève sur la réversibilité que vous nous avez promise.

Je sais que vous êtes de bonne volonté mais je sais aussi que les bonnes volontés au service de mauvais outils ne survivent pas à leur auteur.

Je sais, pour l’avoir vu, ce qu’il advient des mesures de police administrative temporaires. Je sais que les prérogatives exorbitantes, prises par l’administration en temps de crise, ne sont jamais complétement rendues.

Si nous prenons le chemin de l’application numérique d’Etat en matière de données de santé, nous la dupliquerons après l’état d’urgence sanitaire ou pour d’autres maladies que le Covid-19.

Si j’ai confiance dans ce gouvernement pour apporter des garanties, je n’ai pas de confiance aveugle dans l’avenir et dans ceux qui vous succéderons.

Je ne veux pas être de ceux qui ont considéré que le traçage numérique était utile.

Car je connais l’usage qui en est fait en Chine avec un mécanisme de crédit social. Ce système qui revient à noter les bons et les mauvais citoyens et qui permet, via des applications, de leur octroyer des droits sous conditions.  

Encore une fois, il s’agit d’un débat d’éthique. Chacun doit pouvoir faire son bilan de proportionnalité entre les atteintes portées aux libertés publiques et l’objectif de santé publique.

De mon point de vue personnel, ce bilan est défavorable.

Je crois à la société de vigilance, celle de la précaution, celle où chacun veille les uns sur les autres. Mais je redoute la société de la surveillance, celle de la délation. La peur ne doit pas nous faire passer des étapes qui, aussi insignifiantes paraissent-elles prises isolément, nous font franchir des lignes sur lesquelles on ne revient pas.

La vigilance, c’est avant tout la protection et la période nous a montré que la meilleure des protections c’est l’attention humaine. C’est pour cela que nous menons le Ségur de la Santé. Cette attention, nous ne l’auront jamais pareillement par nos appareils numériques.

Dans ces circonstances, avec beaucoup de responsabilité et sans défiance, j’appelle ceux qui auraient des doutes à les manifester lors de ce vote, comme je le ferai moi-même en rejetant le déploiement de cette application.

(Seul le prononcé fait foi)

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